JE T'AIME MOI NON PLUS
Par Arnaud Maguet
In Zéroquatre n°07, Automne 2010
Comment imaginez-vous quelqu'un comme moi dans ce rôle, est-ce que ça ne pourrait pas être un atout cette gaucherie ? Après tout, l'Esprit souffle plutôt où il y a une fêlure et une imperfection, Là où c'est un peu raté. Jean-Jacques Schuhl, in Entrée des fantômes (2010)
Au pays des géants
Il est une série télévisée américaine dont enfant je tâchais de ne pas manquer un épisode. Au début des années quatre-vingt, elle en était déjà à sa énième rediffusion, même en France, mais pour moi, c'était la première. L'émission du samedi après-midi dans laquelle passait, ou ne passait pas cette série, proposait aux téléspectateurs de voter par téléphone pour choisir, parmi un panel de programmes, celui qui serait effectivement diffusé. Je n'ai jamais appelé. Méfiance prémonitoire pour cette parodie de démocratie, interdiction parentale ou refus de trop influer sur le cours des choses, les trois me semblent excuses valables. Au pays des géants était le titre français de cette série, et quand les autres avaient suffisamment voté pour elle, j'étais aux anges. Les héros, un groupe de femmes et d'hommes qui à la suite d'une expérience scientifique malheureuse avaient vu leur taille réduite à celle de soldats de plomb, se débattaient dans un monde hors d'échelle. La simple traversée d'une cuisine devenait aventure picaresque, le quotidien devenait obstacle, le merveilleux comme l'horrible surgissait du banal. Escalader la table, traverser l'évier, résister aux secousses sismiques provoquées par les pas de la maîtresse de maison, et surtout survivre à l'inévitable rencontre avec le chat, tout cela me ravissait. L'idée d'être écrasé par un simple pot de moutarde me paraissait fascinante. J'étais petit, mais moins qu'eux, c'était déjà ça. Cette sensation surprenante de distorsion sensible de ce qui nous sert de réalité ne se produit aujourd'hui qu'avec plus de parcimonie. Cela arrive quand, très rarement, je me rends dans un supermarché Métro et me surprends à rester en admiration devant un pot de cinquante kilogrammes de condiment. Cela arrive quand, encore plus rarement, je pénètre dans une exposition de Sophie Dejode et Bertrand Lacombe. On y trouve parfois de la moutarde, parfois des hot-dogs aussi.
Utopie n'a qu'un œil
Alors que je commence à écrire ce texte de commande dans le train à grande vitesse qui me ramène vers Nice dans la nuit, je repense à Dreamland, l'exposition que je viens de visiter au Centre Pompidou. Je me dis que j'aurais dû acheter le catalogue, ou tout au moins le supplément de Beaux-Arts Magazine qui me semblait moins onéreux. J'aurais pu, plus ou moins discrètement, y prélever quelques idées et références sur l'architecture utopique et ses dérives dans la réalité de l'Histoire (sujets que je ne maîtrise que très superficiellement) et les transformer en commentaires originaux du travail dont je suis censé faire le panégyrique. Cela collait parfaitement au sujet et tout le monde le fait, pourquoi m'en priver ? Pas pour des raisons éthiques, loin s'en faut, je n'y pense que maintenant, voilà tout. Mais, est-ce d'utopie dont il est réellement question dans cette production ?
Si l'exposition est une fiction complète, si dès le pas de la porte de la galerie, du musée ou du centre d'art franchi, nous pénétrons dans un monde uchronique où la réalité a depuis longtemps divergé de nos vies et pris une direction autre, disons que oui. Si le travail a quelques velléités à défourailler avec les contingences du réel (le politique par exemple), qualifions le de dystopique, cela sera à mon sens plus correct. Car, quel monde nous proposent exactement Sophie Dejode et Bertrand Lacombe ? Un monde que je n'aime pas. Je n'aime pas les jeux vidéo. Je n'aime pas les fast food. Je n'aime pas les mangas. Je n'aime pas les motocyclettes. Je n'aime pas l'esthétique relationnelle, elle a déjà plus vieilli qu'un disque de Björk ou de Massive Attack. Néanmoins, il y a une part de naïveté qui me touche dans leurs propositions. Naïveté feinte, cela se peut. Je feindrai alors à mon tour de ne pas croire à cette falsification, sinon, c'est ici que cet article s'arrêterait.
Force de frappe
Pour moi qui suis terriblement paresseux, leur force de travail est un cas fascinant (autre cas d'étude fascinant, bien que dans un tout autre style, est celui de Pascal Pinaud ; j'y reviendrais dans un autre texte, mais probablement pas dans le présent organe). Lorsque j'entre dans un des espaces saturés de Sophie Dejode et Bertrand Lacombe, ce que je vois en premier, ce ne sont pas les lumières qui clignotent, les engins qui vrombissent, les fourneaux qui chauffent et les slogans qui claquent. Ce qui me saute aux yeux, c'est le travail fourni pour en arriver là. "Tout ça pour ça" diront, méprisants, certains. Ce n'est pas cela que je dis. Ce que je dis, c'est que plutôt que l'enfant en moi qui serait touché et lâcherait un "Ah !" de contentement à la vue de l'univers merveilleux de parc d'attraction, c'est plutôt un "Oh !" que je lâche, celui du touriste à Versailles quand le guide lui indique, sûr de son effet, le nombre d'heures de travail nécessaire à dorer à la feuille la galerie des glaces. Je ne peux affirmer, comme F. Scott Fitzgerald le faisait de l'une de ses héroïnes, que leur pratique est une suite ininterrompue de gestes réussis. Je ne peux l'affirmer que de peu de personnes qui, en général, m'ennuient. Ce que je peux affirmer en revanche, c'est que cette longue accumulation de geste précis souvent empruntés à l'industrie a, ici dans sa complète inutilité capitaliste, quelque chose d'héroïque. Pour vous avouer la vérité, les nombreuses techniques usitées par Sophie Dejode et Bertrand Lacombe me sont en grande partie inconnues, c'est la quête de percer les secrets de cette ingénierie absurde et vaine qui est pour moi la porte d'entrée de leur pratique. Je me souviens d'une soirée éthylique à Lyon où, dans un charmant établissement de nuit suranné, nous étions cinq à tenter de retenir Bertrand Lacombe qui, sans rentrer dans des détails qui ne vous regardent absolument pas, avait décidé de ne pas être retenu. C'est cette force morale et physique qui est à l'œuvre dans la pratique de ce duo d'artistes, la plupart du temps dans une dynamique plus sobre j'en conviens. Il semble que rien ne leur paraisse impossible. Leur choix va continuellement à la complication, à l'épreuve de force, à la confrontation au trivial, à l'assujettissement du métal, du bois, du plastique et autres matériaux. Ils se donnent du mal, c'est manifeste, quel exotisme pour moi !
Les lois du parc d'attraction
Je ne saurais trop vous conseiller la lecture de l'excellent dernier livre de Bruce Bégout, Le ParK. Cet ouvrage d'anticipation décrit, à la manière d'une enquête journalistique, un parc d'attractions situé sur une île privée dans l'Océan Indien. Un oligarque russe a confié à un architecte mégalomane, on pense ici fortement à Albert Speer, la construction d'un complexe de divertissement compilant tous les modes de parcage de l'être humain au cours des siècles. Ce florilège architectural juxtapose et mélange manèges et secteurs concentrationnaires, parades clownesques et défilés militaires, touristes tarifés et population condamnée, zoo et fauves en liberté, douleur et plaisir - pas dans le savant équilibre requis dans la pratique experte du sadomasochisme, mais plutôt dans la pénible maladresse du néophyte qui s'y essaie. Souvent pour moi aujourd'hui, les expositions de Sophie Dejode et Bertrand Lacombe, sous leur vernis pop multicolore qui ne semble là que pour énerver les petits écoliers de Francfort, se rapprochent du propos de ce récit par l'implacable efficacité des installations proposées et des pièges, physiques et intellectuels, qu'elles renferment.
Je lis dans le passé
Je me souviens d'un sous-marin Volskwagen suspendu au milieu du hall du musée d'art contemporain de Lyon. Après avoir contourné un fortin de sacs de sable, on y accédait par une passerelle de corde et de bois. Il y avait à l'intérieur une vidéo projetée. Je me souviens de carreaux de salle de bain devenus pixels colorés qui ne représentaient rien, mais annonçaient des choses à venir auxquelles peu croyaient alors. Je me souviens d'une course de mini-motos dont le circuit passait du dedans au dehors, encore et encore, sous les regards incrédules d'un jury de professionnels de l'art. Ensuite, il y eut un concert puis des gens firent écouter des disques vinyles à la communauté qui s'était créée lors de cet événement et à d'autres gens à un volume relativement élevé. Ces scènes se passaient dans le canton de Genève. Je me souviens d'une course de mini-motos dont le circuit complexe serpentait entre les œuvres-structures et l'odeur de poulet au Coca-Cola. Quelqu'un se blessa et ce fut drôle. Le fantôme de Rainer Werner Fassbinder était là dans ce qu'il avait de plus ridicule, les franges de sa carrière. Ensuite, il y eut un concert puis des gens firent écouter des disques vinyles à la communauté qui s'était créée lors de cet événement et à beaucoup d'autres gens à un volume très élevé. Ensuite encore, si vous vous souvenez exactement ce qu'il s'est passé, c'est que vous n'y étiez pas. Ces scènes se passaient autour de la ville de Poitiers. Je me souviens d'une manière de caverne sinueuse dans une galerie. La progression y était pénible, les rencontres parfois agréables. Je me souviens d'un château. Il était gigantesque et inattendu. Dans un recoin de la cour de la Fondation Bullukian à Lyon, il était là, à la fois caché et terriblement imposant, agrippé comme un parasite à la façade aveugle de l'immeuble adjacent. À l'intérieur, une cérémonie païenne avait commencé. On y tatouait le cadavre d'un cochon (cela se fait paraît-il), puis on le fractionnait en divers morceaux afin qu'il deviennent ragoût. À heure précise et dans un chaudron qui ressemblait à une miniature pour jeux de rôle agrandie, le plat sortait sur des rails de la gueule de l'édifice et était servi. Le public en avait plein les pupilles et les papilles, le sponsor pour son argent. Je me souviens avoir vu des photos et lu des textes qui rapportaient diverses autres propositions de Sophie Dejode et Bertrand Lacombe, elles avaient l'air intéressantes, parfois belles. Je pense ici précisément à un rouleau compresseur poussé par ceux qui souhaitent imprimer une linographie sous sa masse.
Conclure sur un work in progress
En avant-dernier recours, je pourrais dire que Sophie Dejode et Bertrand Lacombe nous hurlent au visage que leurs initiales écrites sur une banane valent bien nos prénoms écrits sur un grain de riz. C'est un régime de pensée auquel certains pourraient souscrire, mais ça ne serait qu'une question de point de vue, un jeu de perspective peut-être ou la force du gros plan. En dernier recours je pourrais finalement paraphraser Guy Debord et dire que "l'avenir est, si l'on veut, dans des Luna-Parks bâtis par de très grands poètes", mais cela serait ici un peu excessif et surtout fort contre-productif. Ils savent bien que tout flatteur vit aux dépends de celui qui l'écoute, ou le lit.
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Entretien de Sophie Dejode et Bertrand Lacombe avec Emmanuel Latreille, directeur du Frac Languedoc-Roussillon, et Lucille Uhlrich, artiste invitée dans le dispositif Ulysse Pirate. 2013
Emmanuel Latreille : Ulysse Pirate répond à un double cahier des charges : celui, plutôt formel, de construire un dispositif d’exposition d’œuvres des Frac et celui, plus thématique, que Catherine Elkar et Pascal Neveux ont lancé avec moi à partir de la figure littéraire d’Ulysse, consistant à articuler des expositions et des productions aux textes d’Homère et de James Joyce. Comment avez-vous reçu cette double commande ?
Sophie Dejode et Bertrand Lacombe : De prime abord, la proposition nous a semblée très excitante : le souvenir des mythes et légendes de L’Odyssée d’Homère s’est immédiatement associé à des envies folles d’œuvres et d’artistes, les hybrides de David Altmejd, les Blind Sculptures de Gelitin pour évoquer Polyphème, La Grotte de Xavier Veilhan pour ouvrir sur le monde de Calypso, Bang Bang Room de Paul McCarthy pour l'impossible sédentarisation du héros… C’était l’occasion pour nous de réunir en famille des artistes que nous aimons. Bien entendu, nous ne connaissions pas encore le contenu des collections des Frac et lorsque nous avons entamé ce travail de recherche, notre enthousiasme premier a quelque peu baissé. Les œuvres ou les artistes dont nous rêvions ne figuraient pas dans les collections et nous n'étions pas souvent emballés par ce que nous y trouvions. À ce moment-là, nous avons songé à ne pas jouer le jeu de cette première commande et à inviter des artistes à produire de nouvelles œuvres. C’est d’ailleurs ainsi que Lucille Uhlrich est entrée dans la danse !
Mais après la lecture d'Ulysse de Joyce, agrémentée de la relecture d'Homère, les perspectives se sont affinées et l'excitation a repris le dessus. Il fallait surtout déterminer notre angle d'approche au regard de la thématique d’« Ulysse l'Original ». On aurait pu concentrer notre attention sur toute une série de pistes que met en lumière la lecture de L'Odyssée : le voyage, la navigation, la place de la femme dans la mythologie gréco-romaine, la quête d'identité... Mais concevoir une exposition sur le nomadisme, par exemple, ce n'est déjà plus parler d'Ulysse. Nous avons donc choisi d'aller droit aux « originaux » et de confronter les motifs précis d’Homère à ceux de Joyce.
E.L : Précisément, comment se sont décidés vos choix artistiques à partir des textes ?
SD&BL : Pour le dispositif central, la forme du ruban de Möbius a été conçue comme un déploiement dans l’espace de cette ronde infernale qu’est L’Odyssée. Le sens du voyage d’Ulysse, c’est son rapport aux enfers, à la mort. Qu’est-ce qu’un voyage existentiel qui passe par la mort, par ce « Personne » refusant l’éternité proposée par Calypso ? En ce qui concerne le choix des œuvres d’autres artistes, certaines donnent figure à des épisodes précis du récit d’Homère de façon plus ou moins fidèle. Finalement, Polyphème a pris corps dans une réinterprétation du Berger d’Altmejd ; les Sirènes sont citées à travers la réinterprétation en résine peinte de « l’Autruche » de Maurizio Cattelan et la pièce originale, Silence, d’herman de vries ; le brouillard d’Ann Veronica Janssens a été convoqué pour annoncer les deux fléaux Charybde et Scylla ; Spaghetti Man de Paul McCarthy évoque la grotte de Circé, la magicienne qui refuse de reconnaître la part de divin en l’homme et transforme Ulysse en ce qu’il est à ses yeux : un être bestial, etc. D’autres pièces, là encore originales ou citées, sont en lien avec la version contemporaine de Joyce, la plus explicite étant celle de Daniel Firman, Gathering, qui figure cet Ulysse moderne qu’est Leopold Bloom, un « obsédé sexuel » dont le cheminement et la pensée sont encombrés de réflexions prosaïques et matérialistes. De nombreux phallus restituent son obsession dans l’exposition !
À la fin du parcours, depuis la chambre de Molly/Penelope, la reproduction de L’Homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement d’Ilya Kabakov permet une échappée onirique. À l'extérieur du dispositif et de ses citations, l’exposition s’ouvre avec des œuvres qui mettent en abîme le besoin viscéral d’échapper à l’inertie !
Tout l'enjeu a été de savoir comment intégrer des pièces dans une relation narrative qui n'est pas celle pour laquelle elles ont été créées, sans trahir leur intention première. Cette question soulève la question celle de l'instrumentalisation des œuvres, et de l’éventualité d’y succomber.
Lucille Uhlrich : Je ne pense pas que vous instrumentalisiez les œuvres ; une exposition thématique, c'est une mise en perspective d'un certain point de vue subjectif de l'art, d'une certaine histoire. Je trouve que votre scénographie sous la forme d'un anneau de Möbius est une pièce en soi, mais que son rôle de structure n'entrave en rien l'autonomie des œuvres. Vous faites un pari audacieux, celui de montrer qu'il n'y a pas d'issue linéaire en plongeant des pièces que vous aimez dans un parcours bigarré et sans fin. Votre proposition donne un sens à la posture complexe d'un artiste-commissaire. À plusieurs égards, votre exposition est celle d'un artiste qui montre un morceau de son monde ou, comme vous dites, de sa « famille ». Je trouve aussi que vous avez réagi en artistes lorsqu'après des mois d'exploration des collections des Frac, vous avez appris que la plupart des œuvres n'étaient pas disponibles. Vous avez alors mis en place un plan B radical : réaliser des reproductions des œuvres absentes en réduisant leur taille. À l'image de l'ensemble de votre travail, vous avez alors mis le monde à votre échelle.
E.L : Cette question d’échelle me fait songer à l’existence « iconographique » des œuvres : ce sont à des images que vous avez eu affaire, à travers la documentation papier et Internet. Aujourd’hui, le développement du numérique entraîne une énorme confusion entre les pièces et leur encodage, entre les originaux et leurs « répliques » diffusées sur des supports variés. Je me demande dans quelle mesure votre projet n’est pas devenu une réponse intuitive à cette situation.
En second lieu, je me demande si cette miniaturisation n’est pas une conséquence de la mobilité souhaitée, mais pas toujours réalisable, des œuvres. D’ailleurs, votre anneau de Möbius a lui aussi été réduit de 30 %, au moment où vous avez compris que vous ne pourriez pas y faire entrer les spectateurs. Finalement, il m’apparaît à la fois comme une concentration et une dilatation de l’espace d’exposition. Quelque chose entre la réduction d’une tête Jivaro et l’infinie expansion d’un accélérateur de particules !
SD&BL : Il était clair dès le départ que nous voulions impliquer physiquement le spectateur dans l'aventure de L'Odyssée, dans les errances, les tentatives de retour ou plutôt les actes manqués de non-retour d'Ulysse. Le dispositif d'exposition devait être englobant, sensitif et aussi labyrinthique, pour évoquer le « Dedalus » de Joyce... Bref, il devait constituer une odyssée en soi.
Le point de départ de ce choix d’une réduction du dispositif comme des œuvres d’autres artistes est d'ordre matériel. Après une sélection millimétrée des pièces, nous avons appris qu'environ la moitié d'entre elles n'étaient pas disponibles pour diverses raisons (trop fragiles, trop coûteuses en valeur d'assurance, déjà prêtées...). La perspective de les remplacer par d’autres était impensable. Les œuvres choisies se tenaient entre elles pour former un univers que nous ne pouvions plus changer. Alors, que faire ? Évoquer leur absence en mettant en scène des caisses de transport vides sur lesquelles aurait figuré une photocopie ? Hors de question. Trop facile. Pas assez généreux.
Une chose était certaine, c'est que cette impossibilité d'obtenir ces œuvres originales soulevait une belle contradiction que nous ne voulions pas laisser passer : l'ensemble des 23 Frac, dont la mission, au-delà de la constitution du patrimoine, est de le diffuser largement, invitait des artistes à intervenir sur leurs collections, et, dans de nombreux cas, elles ne pouvaient être mobilisées !
Mais ce choix de reproduire les œuvres est aussi lié à la thématique d'Ulysse, qui chez nous prend la figure d’un Ulysse « pirate ». Ulysse, que l'on connaît sous diverses appellations – le rusé, le porteur de lumière, le lumineux vagabond, Personne, le dévastateur de forteresses – appartient à l’imaginaire collectif de la figure divinisée du « héros ». Mais toute L'Odyssée, et aussi Ulysse de Joyce, retrace les errances et les difficultés d'un être qui incarne surtout la condition humaine. Ulysse n'est pas un demi-dieu, il est irrévocablement humain, il est vaniteux, emphatique, sournois, escroc, menteur, lubrique, infidèle, cupide, assassin... Le sage, le prudent Ulysse, démystifié et reconsidéré à la lumière de ses actes, incarne le type parfait d’un de ces chefs de pirates qui remplissaient de leurs exploits les parages de la mer Égée. C'est sous cet angle que nous avons abordé la reproduction des œuvres. Avec l'idée que le code des pirates peut être redéfini sans cesse.
L'association entre nos « miniaturisations » et les réductions de têtes est juste. Chez les Indiens jivaros, les « tsantzas » (dont l'échelle de réduction est la même que la nôtre, coïncidence !) avaient pour fonction d’emprisonner l’esprit vengeur de leurs ennemis ! Extraits du champ ethnographique et appliqués à celui de l'art contemporain, on peut effectivement y voir un mode de conjuration de la désincarnation liée à la reproductibilité et à la déclinaison des œuvres d'art. Bien sûr, il n'est pas question ici de vengeance ni de conflit.
Mais on peut y voir une façon de capter l'esprit, l'âme ou, pour employer les termes de Walter Benjamin, « l'aura » propre à l'œuvre unique qui n’est pas accessible. C’est pourquoi les pièces que nous qualifions de reproductions ne sont en rien des copies des originaux.
Ce sont des esquisses, délibérément inachevées, parfois réinterprétées, qui ont pris des qualités propres à notre façon de travailler. Ce sont comme des fantômes qui révèlent une absence.
E.L : Le fait que votre ruban de Möbius ne soit plus accessible au public lui confère-t-il un statut différent ?
SD&BL : Bien sûr, l’installation acquiert au final une dimension supplémentaire. Au-delà du dispositif scénographique, elle est une installation autonome, une sculpture éphémère que l’on peut effectivement comparer à une sorte d’accélérateur de particules. En engageant un mouvement tourbillonnaire, elle cherche à communiquer son énergie. La relation à la cosmogonie est délibérée. Le ruban de Möbius, plongé dans l’obscurité, est comme un astre qui se contracterait et s’effondrerait sur lui-même sous l’effet de sa gravité et qui, au lieu de s’annihiler, serait sur le point d’exploser pour repartir dans une nouvelle expansion. Beaucoup d’œuvres sélectionnées contribuent à évoquer ce mouvement rotatif qui invite à échapper à la gravité (notre propre pièce, Dancing in Paradise, la réduction de L’Homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement d’Ilya Kabakov, Gathering de Daniel Firman, Another World de Chris Burden).
LU : Outre cette analogie à la cosmogonie, votre travail se construit ici et de manière générale autour de l'idée d'un corps constitué de plusieurs organes à rassembler pour former un tout. Et je trouve que c’est à l’image de l’ensemble de votre démarche qui conçoit les œuvres comme des organes, voire des molécules ou des particules, des éléments sculpturaux ou architecturaux pouvant s’articuler les uns aux autres. Comment reliez-vous cette idée à la thématique d’Ulysse ?
SL&BL : Cette exposition est une métaphore de notre travail dans sa globalité : elle contient dans son titre le mot « Pirate » et développe en effet la question de l'articulation d’œuvres dans un ensemble architectural. Nos propres sculptures, Great Gold Rush et The World the Flesh and the Devil, en évoquent clairement l’idée.
La problématique du corps est aussi une dimension essentielle de l’Ulysse de Joyce. Avec Joyce lui, les dix ans de L’Odyssée se contractent en une seule et banale journée, au cours de laquelle Leopold Bloom pérégrine dans les rues de Dublin. Son voyage est réduit au cheminement de sa pensée qui se perd dans les méandres de son anatomie et dans les injonctions de ses besoins physiologiques. Faim, soulagement de vessie, scène de défécation, pet sonore, désir onaniste… Chaque chapitre fait référence, de façon plus ou moins explicite, à un organe du corps humain (la reproduction d’Utopia de John Isaacs, Internal Backdrop d’Urs Fischer, et l’œuvre censurée d’Atelier Van Lieshout, Prick Medical Dick y font écho). Le texte de Joyce peut être lu comme une épopée du corps humain mise en relation avec l’épopée de la création ; ici, l’écriture s’engendre à partir de la chair. Elle emprunte les voies du corps dans ce qu’il a de plus familier et de plus humain.
EL : Le corps renvoie à une unité du Sujet qui n’est plus – s’il a jamais été, sans un immense vide interne, en tout cas en Occident ! L’unité traditionnelle de l’œuvre a aussi volé en éclat, explosée en mille reflets kaléidoscopiques, en autant de fragments matériels, idéels, mentaux, virtuels, « molécules ou particules » de toutes sortes, comme le suggère Lucille dont la pièce – un balluchon fermé par un nœud – figure aussi le rassemblement en un tout des morceaux de nos vies fractionnées… L’enjeu de l’exposition – dispositif de monstration ou énonciation thématique, forme commune ou nom propre – est bien de mettre en place une structure d’unification potentielle, afin que quelque chose (Personne !) fonctionne malgré tout. L’exposition doit être un instrument, un outil, et non un simple display élégant et paresseux au service de la Valeur et de l’Institution… C’est un effort de récolement, sans illusions, joyeux aussi, malgré l’infinie difficulté de se confronter au désordre du monde. Pour l’énergie que vous avez mise à relever ce gant, merci !
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Bienvenue à Floating Land
Par Richard Leydier
In Artpress n°293, septembre 2003
A l'occasion de l'exposition Floating Bowl, attitudes, Genève, 2003
Chaque nouvelle exposition est pour Sophie Dejode & Bertrand Lacombe l'occasion de développer un peu plus le projet de Floating Land : une nation indépendante et fictive qui prend corps dans une île artificielle. Après le Musée d'art contemporain de Lyon (hiver 2002) ou la Chaufferie à Strasbourg (janvier 2003), c'est Attitudes, à Genève, qui accueille aujourd'hui (du 29 août au 25 octobre) les projets surprenants des deux artistes, juste avant qu'ils ne participent à la Biennale de Lyon. Mais plus encore, l'événement, c'est sans doute le coup de sifflet qui donnera le départ de la Floating Bowl, la très attendue course de mini-motos que Dejode & Lacombe organisent à Genève en septembre.
2002 a été une année importante pour Sophie Dejode & Bertrand Lacombe, car ils ont inauguré simultanément quatre expositions dans l'agglomération lyonnaise : à Lyon au Musée d'art contemporain, à la galerie Métropolis et chez NÉON ; à Villeurbanne à la Maison de l'image, du livre et du son.
Dès l'entrée du Musée d'art contemporain, on était tout de suite plongé dans l'ambiance : des sacs de sable empilés, une guérite couchée au sol, une mitrailleuse. La banque d'accueil du musée était coiffée d'une coque de béton, ce qui la transformait en bunker et les hôtesses en sentinelles. Plus loin, on tombait sur une étrange cabane de bois : sur son toit, une tondeuse à gazon renversée, camouflée en nid ; à l'intérieur, une chaise longue et un téléviseur qui diffusait un film où des Alsaciens en costume traditionnel marchaient dans les bois d'un pas menaçant sur la bicoque bucolique où Lacombe ignorait tout de ce danger imminent. La raison de cette colère ? Le dispositif installé sur le toit de l'abri se révélait un piège à cigognes : si, d'aventure, un de ces volatiles venait à s'y poser, la tondeuse se mettrait en marche, et l'oiseau serait haché menu : "C'est pas humain de nourrir ses chats avec nos cigognes !", se plaignaient les mécontents dans ce film qui rejouait le cinéma muet... Après avoir dépassé la cabane et emprunté les escaliers, on s'engageait sur un pont en bois suspendu qui traversait le musée, à dix mètres au-dessus du sol. Il fallait ensuite, afin de redescendre, se laisser glisser avec confiance dans un étroit boyau de tissu élastique que les pompiers appellent une "chaussette". Enfin, on pouvait accéder à une sorte de sous-marin de poche – en réalité une camionnette transformée en submersible –, à l'intérieur duquel un moniteur vidéo affichait l'image d'un beau coucher de soleil tropical, sans doute une récompense après toutes ces péripéties. Comme les vieillards dans ce film terrifiant qu'est Soleil vert, on pouvait enfin mourir devant une image apaisante (1).
Entrez dans la magic cavern
Pour ceux qui ont effectué leur service militaire, cette petite série d'exercices aura sans doute ravivé le douloureux souvenir du parcours du combattant. En fait, on a éprouvé ici le système de défense de Floating Land, une île, une nation fictive que Dejode & Lacombe ne cessent de faire évoluer depuis deux ans, au gré des projets : "Floating Land est né d'une confrontation à la pénurie immobilière actuelle, rendant problématique la création d'espaces d'exposition. S'est imposée l'idée de construire une micro-nation souveraine, indépendante de toute subordination aussi bien envers le système de l'art que la société (sans forcément refuser le principe d'échange). [Elle est] Destinée à la diffusion de créations contemporaines orientées sur des problématiques d'autogérance, de survie, de défense et de nomadisme."
Une maquette exposée au même moment à la galerie Métropolis donnait une image de ce que sera Floating Land : une île flottante presque entièrement recouverte de planches (entre le radeau de fortune et le chalet suisse), hormis un carré de pelouse et quelques bâtiments, dont un dortoir/réfectoire et une douche. Chez NÉON, on trouvait un autre aspect de la micro-nation : son sous-sol. Lorsqu'on poussait la porte du petit espace alternatif lyonnais, on s'engouffrait directement dans une sorte de tunnel aux parois de bois, comme dans les mines d'or nord-américaines. Fortement courbé, voire à quatre pattes par endroits, on suivait cette étroite galerie qui, montant, descendant, effectuant des virages, desservait plusieurs salles, comme lors d'un parcours spéléologique. D'ailleurs, sur les parois d'une de ces «chambres», les artistes avaient peint l'entrée d'une grotte en trompe-l'œil. Ce motif était apparu précédemment dans une œuvre intitulée Don't forget your balloon : devant le seuil de la "magic cavern", on trouvait un stand avec des ballons gonflés au butagaz, et des bougies pour s'éclairer lors de la descente dans les entrailles de la terre. En toute logique, l'exiguïté des lieux aidant, le ballon devait croiser le chemin de la chandelle et... boum ! Il s'agissait bel et bien d'un piège à enfants... On aurait pu croire que le périple de la grande installation chez NÉON se serait achevé sur une forêt de stalagmites, une prairie peuplée de dinosaures ou un lac de lave en fusion. Curieusement, on parvenait, après maintes contorsions... à un restaurant thaï en miniature où les artistes servaient des sushis aux visiteurs le soir du vernissage.
Punks are not dead
Vous me direz : encore une manifestation de l'esthétique relationnelle la plus canonique. Pas si sûr. Car cette idée du restaurant, les artistes l'avaient déjà jouée dans une exposition de groupe (Camping 2000, à Romans) où ils avaient creusé dans le sol un long terrier qui s'achevait sur un restaurant asiatique. Loin des festivités de la soirée du vernissage, ils avaient choisi de se terrer dans leur trou et de n'inviter à dîner que quatre hôtes triés sur le volet. Quelques mois plus tard, pour l'inauguration d'une autre exposition, le sushi bar, contre toute attente, était fermé, et une inscription invitait les visiteurs déçus à eux-mêmes se servir dans le frigo : "Non à l'esthétique conventionnelle, espace autonome bienvenue, ceci n'est pas un espace de convivialité, désolé, nous sommes fermés..." Qu'il s'agisse de ces repas qui détournent le principe cher à Rirkrit Tiravanija, ou bien qu'ils envisagent d'enflammer des enfants et de découper des cigognes en rondelles, Dejode & Lacombe mettent en place une sorte d'esthétique relationnelle pervertie. L'ambiance n'est pas à la fraternisation béate. Floating Land n'est pas une communauté beatnik ouverte à tous, mais un espace privé de création et de vie initié par un couple qui y invite qui il veut (principalement les artistes avec lesquels il désire collaborer). Dejode & Lacombe ne sont certainement pas des "néo-babs", leur approche serait plutôt punk, avec tout le cynisme et l'individualisme que cela suppose. D'ailleurs, l'inscription est présente dans chacune de leurs récentes expositions : "Punks are not dead".
Cependant, à côté de ces aspects très actuels qui touchent à la théorie de l'art, aux thématiques d'autogérance et de nomadisme, c'est surtout leur inépuisable imagination et sa mise en forme qui retiennent l'attention chez Dejode & Lacombe. Il y a ici quelque chose de très enfantin dans ces parcs d'attractions pervers, dans ces passerelles de bois, ces cabanes et ces tobogans, quelque chose d'une enfance perdue, comme dans l'île de Peter Pan, le Pays du Jamais-jamais imaginé par James Matthew Barrie. L'Île et la caverne sont d'ailleurs le théâtre où les enfants s'inventent toutes sortes d'histoires et d'aventures. Ce sont aussi des archétypes qu'on peut analyser d'une manière plus psychologique : l'Île/l'individualisme et la caverne/l'Inconscient.
Ainsi les deux artistes ont-ils su garder une grande place au symbolique et au merveilleux. L'expérience chez NÉON était vraiment déconcertante, car on avait la sensation de parcourir plusieurs centaines de mètres et de perdre tout repère, le corridor se repliant sur lui-même à la manière d'un intestin. C'était comme plonger dans le terrier avec le lapin blanc d'Alice au pays des merveilles. Il y a du Jules Verne chez Dejode & Lacombe, de l'Île fantastique et du Voyage au centre de la terre ; il y a un soupçon d'Adolfo Bioy Casares, du Plan d'évasion et de l'Invention de Morel dans leur mystère insulaire ; enfin, on distingue également du Raymond Roussel, du Locus Solus et des Impressions d'Afrique dans leur inventivité, dans leur capacité à injecter du merveilleux et de l'inattendu, par exemple en allant installer un sushi bar à quelques mètres sous terre.
Le burger alsacien
Leur plus récent restaurant est le Kippen's Burger, il a été exposé cet hiver à la Chaufferie, à Strasbourg : c'est un hommage bien sûr à Martin Kippenberger, idole du couple et oncle fantasmé de Bertrand ; aussi, "Kippen" signifie en flamand "poulet", et c'est ce qui est censé garnir les hamburgers préparés dans cette guinguette installée dans un container de transport maritime (2). Or, la viande, en réalité, provient directement de la tondeuse fixée sur le toit de la cabane, c'est-à-dire des cigognes qui ont eu l'imprudence d'y faire une pause. Infliger cela au public strasbourgeois, ça n'est quand même pas très correct. D'autant que certaines populations d'Afrique, où les oiseaux migrent chaque hiver, apprécient particulièrement la chair très fine des cigognes ; c'est pourquoi les Alsaciens font tout leur possible pour retenir les précieux volatiles et éviter ainsi le génocide, allant jusqu'à les gaver de grenouilles d'élevage. Et voilà qu'on vient leur saper le travail, qui plus est chez eux !
Le Kippen's Burger sera le restaurant officiel de la Floating Bowl, course de motos miniatures qui se tiendra à Genève en septembre : les participants sont des artistes choisis par Dejode & Lacombe (3). Chacun customisera son véhicule et son casque. L'enjeu de la course est le suivant : le vainqueur sera nommé «meilleur artiste». Après tout, c'est un critère comme un autre. Ces petites motos s'avérant peu maniables, le couple a eu le temps de s'entraîner longuement. Eux, donc, sont prêts. Mais les autres ? Sophie Dejode, avec un sourire, confesse : "Ça va être un massacre !"
(1) Vidéo réalisée par Arnaud Maguet.
(2) Le container métallique devient un module chez les deux artistes qui projettent de construire, en marge de la Biennale de Lyon, un château fort, et ce à l'aide de huit containers (quatre couchés pour les remparts, et quatre dressés pour les tours). Ce château fort est sans doute la première manifestation d'une volonté expansionniste de Floating Land, car les artistes désirent ainsi "coloniser" peu à peu certains lieux d'art contemporain en Europe en y construisant à chaque fois un château, à la manière des Vikings qui marquaient ainsi leur territoire lorsqu'ils remontaient les fleuves. Cette manière de "jouer à la guerre" évoque aussi bien sûr les jeux vidéos de stratégie comme Heroes.
(3) Participent à la Floating Bowl : Le Gentil Garçon, Jean-Xavier Renaud, Bruno Peinado, Virginie Barré, Lang/Baumann, Petra Mrzyk et Jean-François Moriceau, Niels Trannois, Sophie Bueno, Olivier Millagou, Arnaud Maguet, Aïcha Hamu, Jean-Luc Verna, Xavier Chevalier, Thierry Xavier, Stéphane Magnin, Naoko Okamoto et Shingo Yoshida.
ENGLISH:
Sophie Dejode & Bertrand Lacombe
Relational Aesthetics, Snide Side Up
Richard Leydier
Art Press 293
2003
For Sophie Dejode & Bertrand Lacombe, each new exhibition is an occasion to push the “Floating Land” project a little farther out. Floating Land is an independent and fictitious nation located on an artificial island. After the Musée d’Art Contemporain in Lyon (winter 2002) and La Chaufferie in Strasbourg (January 2003), the work of these two surprising artists is now at Attitudes in Geneva (August 29-October 25), just before their presentation at the Lyon Biennale. But the most outstanding event will undoubtedly be signaled by the starter’s pistol for the Floating Bowl, the highly anticipated mini-motorcycle race Dejode & Lacombe are organizing in Geneva in September.
2002 was a big year for Sophie Dejode & Bertrand Lacombe. They simultaneously opened four shows in and around Lyon: at the Musée d’Art Contemporain, the Métropolis and NEON galleries, and the Maison de l’Image, du Livre et du Son in nearby Villeurbanne.
On walking into the Musée d’Art Contemporain, visitors were plunged into a very special atmosphere: piles of sandbags, a sentry box laid lengthways on the floor and a machinegun. The museum reception desk was covered with a concrete shell, transforming it into a bunker and the women working there into sentinels. A little further on came a strange wooden cabin. On its roof, an upside-down lawnmower, camouflaged as a bird’s nest; inside, a chaise longue, refrigerator and TV showing a movie where Alsatians wearing traditional costumes marched through the woods toward the bucolic hut where Lacombe remained blissfully ignorant of this imminent danger. What had enraged these Alsatians? It turned out that the junk on the rooftop was a stork trap. If one of these birds happened to land there, the lawnmower would start up and chop it to bits. “It’s inhuman to feed our storks to your cats,” complained the malcontents in this film, which revisited silent movies. After having passed the cabin and gone up the stairs, visitors found themselves on a wooden bridge hanging ten meters above the museum floor. Then, in order to come down again, you had to trustingly slide down a narrow tube of elastic fabric of the kind French firemen call a “sock.” Finally, you could enter a sort of pocket submarine, in reality a van transformed into a submersible. Inside, a monitor showed footage of a lovely tropical sunset, doubtless as a reward for your troubles. Like the old people in that terrifying film Soylent Green,(1) you could finally die before a peaceful image. For those who have served in the military this little series of exercises will probably revive painful memories of basic training. In fact, what we’re experiencing here is the defense system of Floating Land, a fictitious island nation that Dejode & Lacombe have been constantly updating for two years in one project after another. “Floating Land was born as a response to today’s real estate crunch which makes it very hard to open new exhibition spaces. The solution was to construct a sovereign micro-nation, completely independent of the whole art system as well as society itself (without necessarily rejecting the principle of barter). It is meant to popularize contemporary art oriented toward the problematics of self- management, survival, defense and nomadism.”
“Punks are not dead”
A maquette on view at the same time at the Métropolis gallery gave an idea of what Floating Land will look like: a floating island almost entirely covered with planking (like something between an improvised raft and a Swiss chalet), except for a small yard and a few buildings, including a dormitory/refectory and a shower. Another aspect of the micro-nation could be seen at the NEON gallery; its basement. When you opened the door of this small alternative space in Lyon, you entered directly into a sort of tunnel with wooden plank walls, like in a Hollywood gold mine.
Bent over and sometimes even on all fours, visitors followed this narrow gallery as it rose, descended and turned, going from one room to another as if on a speleological expedition. On the walls of one of these rooms the artists had painted a trompe l’oeil cave interior. This cave motif appeared in their work previously in a piece entitled Don’t forget your balloon: at the entrance to a “magic cavern” was a stand with balloons inflated from a gas bottle, and candles to light the way when you descended into the entrails of the earth. The inscription “Free lollipops inside” was supposed to lure kids in. As was to be expected, thanks to the narrowness of the place, the balloons had to cross over the row of candles and... boom! This was, in fact, a trap for children. You might have thought that at the end of the journey through the big installation at the NEON you would come out on a savanna with roaming dinosaurs or a lake of molten lava. Oddly enough, after many contortions, you came to... a miniature Japanese restaurant where the artists served up sushi to visitors on opening night. Readers will exclaim: yet another textbook manifestation of relational aesthetics. Maybe not. These artists had already tried the idea of this restaurant during a group exhibition (Camping 2000, at Romans), where they dug out a long tunnel that ended up in a Chinese restaurant. Instead of attending the opening night festivities, they opted to burrow into their hole and invite to dinner only four handpicked guests. A few months later, for the inauguration of another exhibition, contrary to all expectations the sushi bar was closed, and an inscription invited visitors to serve themselves from the fridge: “Down with conventional aesthetics, autonomous space welcome, this not a user-friendly space, sorry, we’re closed.” Whether with these meals that hijack Rirkrit Tiravanija’s favorite principles or by proposing to set fire to children and cut storks up into cat food, Dejode & Lacombe set up a kind of perverted relational aesthetics. The ambiance is definitely not peace and love. Floating Land is not a hippie commune open to all, but a private space for art and life initiated by a couple who invite only those they want there, mainly artists they want to work with. Dejode & Lacombe are certainly not latter-day hippie-dippies. They’re closer to punk, with all the cynicism and individualism that implies. Emblazoned at their recent shows was this inscription: “Punks are not dead.”
Still, the hot links to art theory, self-management and nomadism notwithstanding, what is really remarkable about Dejode &Lacombe is their inexhaustible imagination and its formal expression. There is something very child-like about their perverted amusement parks, hanging gangplanks, log cabins and slides, something of a lost childhood, like Peter Pan’s island Never-Never Land in J.M. Barrie’s book. Further, islands and caves are theaters where children make up all sorts of stories and adventures. They are also archetypes that can be analyzed in a more psychological vein: island/individualism and cave/unconscious. This duo certainly leave a great deal of room for symbolism and marvels. At the NEON the experience was really disconcerting; you felt like you were wandering for hundreds of meters until you totally lost your bearings. The corridor wound back on itself like an intestine. It was like diving down the rabbit hole in Alice in Wonderland. There is a hint of Jules Verne in Dejode & Lacombe, with evocations of Fantasy Island and Voyage to the Center of the Earth. There is also a touch of Adolfo Bioy Casares, with the island mystery of his Invention of Morel and Plan for Escape, not to mention, lastly, Raymond Roussel’s Locus Solus and Impression d’Afrique for their ability to inject the marvelous and the unexpected—for example, in setting up a sushi bar a few meters underground.
The Alsatian Burger
Their most recent restaurant was the Kippen’s Burger, shown last winter at the Chaufferie in Strasbourg. It was, of course, an homage to Martin Kippenberger, the couple’s idol and Bertrand’s fantasy uncle. Also, in Flemish “kippen” means chicken, which is the filling for the hamburgers prepared in this country eatery set up in a shipping container.(2) Actually, the meat comes directly from the lawn mower on the roof, or in other words any stork stupid enough to come to roost there. To inflict this kind of thing on the Strasbourgeois is not politically OK. The problem is that certain peoples in Africa, where these migratory birds winter, are particularly fond of the subtle taste of their flesh. Thus Alsatians do everything they can to keep their precious fowl to themselves and not let them fly away to the slaughter, going so far as to stuff their little beaks with farm-fresh frogs. Imagine how these people felt about seeing their noble work undone, right in sunny downtown Strasbourg!
The Kippen’s Burger will be the official restaurant at the Floating Bowl, a mini-motorcycle race Dejode & Lacombe are organizing in Geneva in September. Contestants will be chosen from among people the duo wants to work with.(3)
Each will customize their bike and their helmet. The winner of this race will be named “best artist.” Isn’t winning a race as good a criterion as any? The bikes turned out to be hard to handle and the two have taken the time to train.
So they’re ready. What about the rest of the field? Dejode confides, with a smile, “It’s going to be a massacre.”
Translation, L-S Torgoff
(1) Video by Arnaud Maguet.
(2) The metal container is a module for these two artists. They plan to build a castle on the occasion of the Lyon Biennale using eight containers, four lying down to make walls and four standing on end to make towers.
This castle is testament to Floating Land expansionism.
These artists intend to colonize certain European contemporary art venues little by little, building a castle at each of them just like the Vikings who marked their territory in a similar manner when they send their expeditions upstream. This kind of “war games” also recalls video games of strategy such as Heroes.
(3) Participants in the Floating Bowl: Gentil Garçon, Jean-Xavier Renaud, Bruno Peinado, Virginie Barré, Lang/Baumann, Petra Mrzyk and Jean-François Moriceau, Niels Trannois, Sophie Bueno, Olivier Millagou, Arnaud Maguet, Aïcha Hamu, Xavier Chevalier, Thierry Xavier, Stéphane Magnin and Emilie Maltaverne, Naoko Okamoto and Shingo Yoshida.
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Une fiction politique
Par Daniel Bailly, 2001
A la question d'une représentativité possible des formes de l'art contemporain correspond la multiplicité de ses réponses esthétiques, lesquelles, après l'interdit classique du mélange des genres (interdit pesant à la fois sur les frontières internes à l'œuvre et à ses typologies, mais aussi sur toute tentative de débordement territorial d'une discipline sur une autre), ont plaidé en faveur d'une re-conduction des limites de l'œuvre d'art au-delà de ses frontières matérielles et culturelles.
Dans ce champ élargi de l'art contemporain, où la pratique interdisciplinaire et transversale opèrent un travail de déterritorialisation, Floating land, architecture flottante micro étatique apporte une extension scientifique aux stratégies territoriales de l'art, en mettant la science militaire et diplomatique à son service.
"Selon le stratège, l'armement ce n'est ni le soldat, ni les moyens employés, mais d'abord la position, la disposition et la direction des forces en présence." (1)
Doter ainsi la problématique de l'armement d'une telle définition, c'est lui attribuer en premier lieu une position défensive de surveillance plutôt que les moyens d'attaque de sa mise en service offensive.
Floating land, dans son fonctionnement politique, adopte cette position armée sur la défensive en utilisant ses frontières naturelles, à la fois comme fonction stratégique et comme fiction diplomatique.
Si fiction diplomatique il y a, c'est précisément dans les limites objectives de l'île dans son insularité même qu'elle doit être trouvée, ne fonctionnant pas dans cette limitation autrement qu'une ambassade étrangère en tant qu'enceinte protégée, à l'intérieur de laquelle les lois nationales ne sont pas en vigueur.
L'île devient une sorte d'enclave avec des prérogatives d'immunité et d'inviolabilité, lesquelles demeurent symboliques en l'absence d'un statut juridique définitif.
Floating Land s'arroge ainsi le droit de créer du politique sur des terrains incertains (sur une incertitude juridique qui la place équivoquement dans une situation d'infraction), davantage qu'en suivant des lignes déterminées par avance qui la transformeraient d'emblée en une proposition d'obédience publique et publicitaire (c'est-à-dire promue au rang de satellite institutionnel de l'information). Elle est un devenir hypothétique de l'art contemporain comme exception culturelle détachée du sol de l'institution (son architecture en témoigne de manière pour le moins littérale), et c'est là sa part d'utopie proclamée qui veut établir dans l'ordre des choses son principe de réalité, parce que : "une utopie n'est pas une impossibilité mais une possibilité qui ne trouve pas de réalité" (2)
(1) Paul Virilio, L'espace critique, éd. Christian Bourgeois, 1984, n. p. 164
(2) Robert Musil, L'homme sans qualité, Tome 1, éd. du Seuil, coll. Poche
ENGLISH:
A POLITICAL FICTION:
«Floating Land»
Daniel BAILLY 2001
The question of a definition of the nature of contemporary art can only be explored through an understanding of the infinite aesthetic responses which, since the classical prohibition of the mixing of genres (a proscription that weighed both on art work’s inter- nal limits and categories, but also on any attempt to spill from one discipline into ano- ther), have argued in favour of an extension of the boundaries beyond material and cultu- ral limits.
In this widened field of contemporary art, where interdisciplinary practice produces an effect of deterritorialisation, the nomadic micro-state Floating Land brings a scientific extension to this territorial approach to art by putting military and diplomatic science at its service.
«According to the strategist, armament is neither the soldier, nor the means employed, but positioning first and foremost, the disposition and direction of the forces pre- sent.»(1)
By defining the question of armament in such a way, primordial importance is given to a defensive surveillance position rather than an offensive strategy.
The political operation of Floating Land adopts this position of armed defence by using its natural borders as both a strategic function and as diplomatic fiction.
If a diplomatic fiction exists, it is precisely within the limits of the island, in its very insu- larity that it can be found, its limits functioning like a foreign embassy with its protected enclosure inside which the national laws are not in force.
The island becomes a kind of enclave with prerogatives of immunity and inviolability which remain purely symbolic systems in the absence of any definitive legal statute.
Floating Land thus assumes the right to create policies on dubious grounds (in a legal uncertainty which ambiguously places it in a position of infraction), rather than following rules determined in advance which would transform it from the start into a commodity obedient to the public and advertisers (i.e. promoted to the status of institutional infor- mation satellite). It is a hypothetical future of contemporary art, like a cultural exception detached from the ground of the institution (its architecture testifies to this in a very literal way), and it is exactly in this the proclaimed utopia that wishes to establish in the order of the things its own principle of reality, because: «a utopia is not an impossibility but a possibility which has not found a reality»(2)
(1) Paul Virilio, L’ESPACE CRITIQUE, éd Christian Bourgeois, 1984,n p 164 (2) Robert MUSil, L’HOMME SANS QUALITE, Tome 1, éd du seuil, coll poche
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